Préserver pour moins réemployer

Chloé Di Fazio 15/01/2024
Tête Bobi

Depuis quelques années, le réemploi a le vent en poupe, et s’introduit sûrement, bien que doucement dans les pratiques des professionnels du bâtiment. De tous les côtés, les acteurs s’activent pour innover : assureurs, logisticiens, entreprises travaux et démolition, architectes, BE… Des formations au réemploi se multiplient : du diagnostic PEMD au technicien valoriste, jusqu’au au pilotage de projet incluant du réemploi. Voilà qui nous laisse optimiste pour ce début d’année 2024 : le développement de cette filière prometteuse semble être sur la bonne voie.

Mais finalement qu’est-ce que la bonne voie ? Est-ce seulement le réemploi ? Comment justifier le réemploi s’il dépend d’un modèle qu’il réfute : la production de déchets ? Bien que le réemploi soit une pratique vertueuse, il est important de prendre du recul, et de pérenniser sa pratique dans un contexte cohérent à la démarche.

Prendre la voie du réemploi : ne plus accepter l’illusion du recyclage

Sur le papier, le recyclage est évidemment une bonne idée. Mais face à la théorie, la pratique ne fait pas le poids, et n’a finalement eu que peu d’impact sur la baisse l’extraction des ressources, et utilise une énergie grise non négligeable ayant un impact carbone : par exemple pour 1 m² de pavé de verre , il est économisé 3kg.CO2 par rapport au neuf pour son recyclage, alors que l’on peut économiser 58,8 kg.CO2 pour son réemploi (source ADEME). Finalement, on se rend compte que « dans son acceptation la plus courante, en effet, il s’agit surtout de maintenir à peu de chose près, la gabegie de production et de consommation actuelle, tout en augmentant que peut, les taux de recyclage des matières premières.»[1]

Comme Flore Berlingen nous l’explique dans son ouvrage Recyclage, le grand enfumage [2], nous continuons de consommer, « comme si de rien n’était », et l’économie circulaire, une pratique pourtant si plébiscitée, est devenu l’alibi du jetable, et celui d’une surconsommation. De plus, le recyclage crée un effet rebond [3], dans cette surconsommation : la certitude qu’un bien possède une fin de vie vertueuse devient alors un argument pour déclencher un nouvel achat.

La seconde main semble donc être un bon moyen pour contrer cet effet rebond, et surtout un bon moyen de consommer les ressources plus raisonnablement : elle nous libère du mirage vertueux du recyclage. Le réemploi paraît être une manière fiable pour réduire l’impact environnemental d’une opération de construction, réhabilitation voire de démolition.

Hors du BTP, l’explosion de la seconde-main et ses dérives

Le réemploi des matériaux arrive à la suite d’autres marchés de seconde main, pour lesquels il est déjà possible de réaliser une comparaison entre le bien-fondé des démarches et leurs impacts réels. Et malheureusement, des dérives sont déjà constatées.

Bien avant le secteur du bâtiment, la logique de la seconde-main a largement conquis le cœur des consommateurs, notamment pour nos penderies ou appareils électroniques. Cependant on constate petit à petit des effets pervers à ce nouvel effet de mode : le tissu associatif, et les entreprises locales, solidaires et actifs originels, sont grignotés[4] par « un capitalisme de la seconde main »[5].

Profitant d’une volonté citoyenne à mieux consommer, des plateformes ont créé un marché de la seconde main, toujours alimenté par la surproduction et la surconsommation d’objet.  On constate d’ailleurs que les grandes enseignes du neuf se portent foncièrement bien, malgré l’explosion en parallèle des achats en seconde main. La mauvaise qualité et le jetable inonde les plateformes d’occasion, grâce à l’achat toujours plus croissant du neuf.[6]

Alors que la seconde-main d’objet était initialement portée par des valeurs frugales, sociales, et environnementales, une nouvelle économie marchande parfois opaque  (délocalisation de la main d’œuvre, transports polluants, surconsommation…)  est apparue, complétant, voir encourageant l’achat du neuf. Le seconde-main est devenue l’alibi d’une production excédentaire et consommation toujours plus importante.

Finalement, on se rend compte que « l’enjeu n’est pas de mieux jeter mieux acheter mais plutôt moins. »[7]  Car ne pas acheter restera plus responsable que de le faire, peu importe la manière.

Réemployer : est-ce faire au mieux ?

Bien que le secteur de la construction diffère en de nombreux point de celui de l’habillement ou de l’électronique, les rouages de la rentabilité eux se ressemblent. Aujourd’hui le réemploi, s’alimente grâce aux déchets engendrés par une opération, dépendant d’un schéma où la nécessité crée le besoin. Comment plébisciter cette démarche autophage ? Un parcours analogue au reste de la seconde-main attend-t-il le réemploi ?

Il paraît nécessaire de garder en tête cette éventualité, et de bien contextualiser, la démarche du réemploi dans un projet, mais aussi dans notre manière de produire et de consommer. A quoi bon faire du réemploi, si l’obsolescence qualitative/technique est élevée car nous bâtissons avec des matériaux à bas prix, de mauvaise qualité ? Comment faire du réemploi, si nous sommes toujours dans l’obsolescence sociale d’un matériau, que l’on refuse à utiliser in-situ, que l’on ne veut plus car moins « tendance » ? Mais surtout pourquoi réemployer, si l’on peut avant tout préserver ?

Il ne faut oublier que le réemploi d’un matériau ou d’un équipement engendre majoritairement une perte de valeur d’usage ou de performance sur ce matériau : la boucle du réemploi n’est pas (presque pas) infinie ! Le constat est sans appel,  « c’est d’abord sur la réduction à la source sur la sobriété ou la frugalité, que les choses se jouent ».[8]

Alors il parait nécessaire que le réemploi,  à l’image du recyclage, ne devienne pas l’alibi de démolitions inutiles ou d’un interventionnisme exacerbé. Alors réemployons, mais mieux !

Préserver l’existant et réemployer intelligemment

Vouloir réemployer n’est pas suffisant, il est essentiel d’avoir une démarche globale, pour un véritable impact sur la préservation de nos ressources et réemployer de manière vertueuse :

  • Faire avec l’existant, avoir un impact plus mesuré sur le bâti, un impact qui reste nécessaire mais non superflu. Ne pas démolir, tout comme le réemployer est un acte de bon sens ! Tout comme ne pas acheter, ne pas démolir constitue une démarche économe en impact environnemental, face au tabula rasa pour construire « mieux », « plus efficace » ou à « moindre impact ». Faire avec l’existant c’est aussi privilégier le réemploi in-situ, accepter l’usure, et accepter qu’une réhabilitation ne sera pas faite avec du neuf.
  • Faire l’éloge de l’entretien, tout comme l’architecte Phillipe Madec qui nous conseille de « ménager son territoire », il est temps de prendre soin de nos bâtis. L’existant est précieux, patrimonial ou non, il représente un amas de ressources déjà utilisées (cf. La Mine urbaine, S.Lambert). Préserver et entretenir, c’est aussi prévoir potentiellement une future opération réemploi nécessaire, avec des matériaux et des équipements encore en bon état.

Le réemploi est bien entendu, une démarche formidable, dont le bon sens est si évident qu’il en est réconfortant. Mais restons sur nos gardes, car pour chaque pratique, il existe ses dérives et effets pernicieux. Le réemploi doit toujours faire écho à des concepts de frugalité, de sobriété, ou encore à une démarche low-tech. Sans aucun doute, le réemploi, reste une alternative, un second choix, face à une priorité : maintenir l’existant.


[1] [8] Grisot S. (2021). Manifeste pour un urbanisme circulaire. Pour des alternatives concrètes à l’étalement de la ville. Apogee.

[2] Berlingen, F. (2020). Recyclage : le grand enfumage : Comment l’économie circulaire est devenue l’alibi du jetable. RUE DE L’ECHIQUIER.

[3] Ou encore dans son cas extrême, paradoxe de Jevons : le paradoxe de Jevons énonce qu’à mesure que les améliorations technologiques augmentent l’efficacité avec laquelle une ressource est employée, la consommation totale de cette ressource peut augmenter au lieu de diminuer. En particulier, ce paradoxe implique que l’introduction de technologies plus efficaces en matière d’énergie peut, dans l’agrégat, augmenter la consommation totale de l’énergie1. Il s’agit du cas le plus extrême de l’effet rebond. Source : wikipédia.

[4] Valérie PARLAN (2023), « Si on marchandise tout, il n’y a plus de place pour le don », En Quête de demain n°4. https://www.ouest-france.fr/economie/consommation/si-on-marchandise-tout-il-ny-a-plus-de-place-pour-le-don-cd4cd35a-0086-11ee-9c72-8895ed7c2106

[5] [7] Hadjadi N. (2023). Capitalisme de la seconde main : le récup de la récup. Socialter n°61, pp. 48-50.

[6] https://fr.statista.com/themes/9354/marche-mondial-de-l-habillement/#topFacts

  

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