Réemploi de matériaux : vers une nouvelle architecture vernaculaire ?

Chloé Di Fazio 20/02/2023
Tête Bobi
©Atelier Chevillon, Réhabilitation d’une grange en pisé

La notion de réemploi est souvent abordée à travers le prisme du « déchet – ressource ». C’est-à-dire considérer qu’un déchet puisse devenir une ressource potentielle. En effet, face aux enjeux environnementaux actuels et au(x) débat(s) écologique(s) qui alimentent notre transition, la question de la ressource, de son extraction à sa consommation, est centrale.

Outre le constat très pragmatique que nous vivons dans un monde fini, caractérisant de facto la finitude des matières premières, il est aujourd’hui nécessaire de reconsidérer notre rapport à la ressource. La volonté d’une démocratisation du réemploi n’est-elle pas un marqueur de cette évolution ?

En opérant un léger détour historique, on observe que la pratique du réemploi n’est pas nouvelle. L’histoire du réemploi, c’est en partie l’histoire de notre rapport aux ressources.

Architecture vernaculaire et réemploi : une histoire commune

La notion de vernaculaire est apparue pour la première fois en 1858, dans l’ouvrage de G. Gilbert-Scott : « Remarks on Gothic Architecture ». L’idée d’une architecture vernaculaire a largement alimenté les débats dans la seconde moitié du XIXe siècle. Sa théorisation est diverse . Elle est tantôt considérée comme une architecture indigène ou même primitive, tantôt définie comme rurale ou paysanne. Parfois il s’agit d’une architecture sans architecte. Elle caractérise une architecture conçue selon son environnement, en lien avec son territoire. Elle est avant tout contextuelle et plurielle.

Malgré une définition toujours en pleine évolution, on observe que les notions de contraintes et ressources locales sont primordiales [1]. Les savoir-faire et les constructions sont en effet en adéquation avec les ressources disponibles sur le territoire. Ils se renouvellent perpétuellement puisque par définition adaptables. On retrouve ces marqueurs dans chaque partie de la construction : quid de la terre pour le pisé, l’essence de bois pour la charpente, la roche pour la couverture…

Dans une architecture pensée en partie par le prisme de la ressource, la pratique du réemploi de matériaux faisait donc partie des procédés constructifs. L’histoire du réemploi se déploie à travers les multiples architectures vernaculaires, représentatives d’époques, de cultures et de territoires. Pratique courante donc, la ressource était réemployable et les bâtiments étaient ressources, puisque partie intégrante du territoire construit.

Dans les civilisations romaine, grecque et égyptienne, le réemploi était une pratique courante. Lyon, ville antique, en est un exemple, où de nombreuses fouilles ont mis en évidence le réemploi de pierres (le calcaire de Fay est un excellent exemple). [2]

Au Moyen-Age les anciens édifices servaient aux nouveaux. La cathédrale de Pise, construit au XIe siècle est un exemple connu. Les ornements (colonnes, corniches et autres) sont des éléments réemployés provenant d’autres monuments.[3]

©Ввласенко, Cathédrale de Pise
©Ввласенко, Cathédrale de Pise
©M.M. Donato, ‘Costruita dai suoi cittadini’ , Cathédrale de Pise, deux chapiteaux réemployés d’époques différentes, du IIe siècle (gauche), et du XIe (droite)
©M.M. Donato, ‘Costruita dai suoi cittadini’ , Cathédrale de Pise, deux chapiteaux réemployés d’époques différentes, du IIe siècle (gauche), et du XIe (droite)

Au XVIIIe siècle, des ventes publiques de matériaux étaient organisées à chaque déconstruction, rien n’était perdu. Au XIXe, les appels d’offres des pouvoirs publics étaient bien différents de maintenant. Le démolisseur choisi était celui qui faisait l’offre la plus haute ![4] On ne payait pas un démolisseur. C’était à lui de proposer un prix pour démolir le bâtiment. Devenant propriétaire des matériaux issus de la déconstruction, la rentabilité de son travail se situait dans la revente des matériaux.

Uniformatisation de la construction

On peut donc penser que nos architectures vernaculaires sont le reflet d’une société, de son modèle économique, et des systèmes de production des territoires, mobilisant des ressources. Ces systèmes de production, au départ diversifiés et parfois même uniques, ont tendu à s’effacer. Ils ont laissé place à une échelle de flux bien plus grande : l’échelle mondiale.

La Révolution industrielle de la fin du XIXe siècle a engendré une production de biens manufacturés à grande échelle. S’en est suivie la mondialisation d’une économie de production de masse ce qui a sans aucun doute profondément modifié nos habitudes de fabrication et de conception.

L’architecture moderne du XXe siècle a introduit le recours massif à des matériaux transformés industriellement. Elle s’appuie sur des principes fondamentaux de fonctionnalisme et de rationalisme. Voilà que le béton et l’acier nous deviennent quasi-indispensables, légitimés par l’argument du progrès technique. L’architecture devient l’objet d’une démonstration du progrès, sans prendre en considération son contexte.

De même, durant la période d’après-guerre, sous la pression du besoin en logements arrive la construction des grands ensembles. Elle résulte indéniablement de l’efficacité de l’industrialisation de la construction. Des immeubles gigantesques poussent à une vitesse ahurissante.

Entre l’apologie de la tabula rasa et sous l’uniformisation des matériaux utilisés, nos constructions se décontextualisent de leur territoire et des ressources qui y sont présentes. Les traditions constructives s’effaçant alors peu à peu.

La pratique du réemploi ne résiste ni à l’abondance sur le marché des matériaux neufs à bas prix, ni à la mécanisation de la démolition. A cause du rythme effréné des constructions/démolitions dans des temps toujours plus records, la ressource locale n’est plus une préoccupation.

Défis environnementaux : requestionner la notion de ressource

Malgré un profond changement sociétal, des pensées divergentes subsistent, à travers notamment l’effervescence de la contre-culture. Par son caractère contestateur elle fait un pied de nez à la pensée dominante. La notion d’autonomie est notamment un fort vecteur de pensée et de création. La contre-culture des années 60-70, en particulier américaine. Elle a été riche d’initiatives et d’expérimentations pour ne pas devenir dépendante des produits d’un monde industriel polluant.

L’architecte Mike Reynolds a construit sa première Earthship en 1988. Tous les déchets qu’ils trouvent deviennent des ressources : pneus, bouteilles de verre, canettes d’aluminium…

© Earthship biotecture, Changement de paradigme, pneus et bouteille en verre deviennent des éléments de construction
© Earthship biotecture, Changement de paradigme
pneus et bouteille en verre deviennent des
éléments de construction
© Earthship biotecture, Un earthship (ou encore géonef ou vaisseau de terre)
© Earthship biotecture, Un earthship (ou encore géonef ou vaisseau de terre)

Autre exemple : Drop city, petite communauté d’artistes inspirés par les dômes de Richard Buckminster Fuller et Steve Baer. Ils construisirent des dômes à base de matériaux de réemploi, en particulier des carrosseries de voiture.

©L’Architecture d’Aujourd’hui , numéro 141, 1968.
©L’Architecture d’Aujourd’hui , numéro 141, 1968

Malgré l’ouverture de nouvelles voies architecturales et des nombreuses alertes scientifiques, nous constatons aujourd’hui les impacts de notre consommation démesurée. Une liste exhaustive serait trop longue à écrire : raréfaction, dégradation des écosystèmes, pollution chimique, émission de gaz à effet de serre,… En parallèle, on observe aujourd’hui de plus en plus que les matériaux industriels consommés sont de plus en plus adjectivés avec un besoin de redéfinir les ressources utilisées : vert, bas carbone, bio composite, bio ou géo-sourcé, recyclé, valorisé…

Peu importe l’adjectif : la complexité actuelle de nos schémas de productions, étendus sur l’ensemble du globe, opacifie alors leur impact écologique, mais aussi l’épuisement des ressources disponibles.

Dans une société qui dévore [5], il faut alors refuser « la réduction du monde à un stock de ressources » [6]. Aujourd’hui la pratique du réemploi, valorise les déchets comme des ressources. De ce fait, il induit moins de consommation, mais interroge aussi le sens de ce que nous considérons comme ressource.

Une ressource ? C’est ce dont nous disposons dans notre environnement naturel, pour être transformé et utilisé. Au-delà d’être naturelle, elle est « une construction sociale […]. C’est un élément inscrit dans un système productif de biens et de services appropriables. »[7] Ce qui est ressource pour l’Homme aujourd‘hui ne l’était pas forcément hier.

Redéfinir le « territoire » pour une architecture de la « ressource »

Dans ce contexte, ce qui a déjà été utilisé et dénaturalisé est une ressource. Ce qui appartient à un environnement est à extraire avec parcimonie et sagesse. L’histoire du réemploi continue, entre militantisme, expérimentations, structuration timide de filières, et notre rapport aux ressources évolue petit à petit.

Aujourd’hui les acteurs du réemploi promeuvent largement un retour au territoire local. Ils mobilisent des chaînes d’acteurs, eux aussi, locaux. Un changement d’échelle significatif qui permet une économie circulaire censée. La pratique du réemploi, est un vecteur pour redéfinir notre notion de territoire. C’est-à-dire qu’elle est un moyen de revenir à l’échelle de la ressource disponible.

Pourquoi ne pas donc tendre à une architecture contextuelle, dépendante des ressources locales issues du réemploi (cf l’article « La mine Urbaine », de Sophie Lambert), adaptée à son territoire et à ses savoir-faire ? La pratique du réemploi n’est-elle pas le moyen de redéfinir l’architecture vernaculaire ? [8]

Bibliographie – Sitographie

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